Première rencontre

Yunlaye longe le port et s'approche de ce petit attroupement. 
La musique est un appel irrésistible pour elle. 
Cinq hommes autour d'un percussionniste et d'un flûtiste boivent et rient à gorges déployées.
L'un deux se retourne et l'interpelle : " Eh toi là-bas, viens ici!"
Yunlaye  s'avance le regard froid, le visage crispé. Ses poings dans les poches se serrent.
Il poursuit :" Tu vas nous jouer de la mandoline ?" Et tous s'esclaffent de rire.
Un rictus aux lèvres, Yunlaye sort son ukulélé et se joint aux musiciens.

L'esprit de Bigdo Dogbi était en ébullition.

L'air frais de la nuit lui inspirait la vitesse de mouvement de ses doigts. La chaleur de ses camarades lui donnait de l'ivresse. Sa nervosité naturelle transpirait dans sa musique.

Les percussions. Il ne se trouvait pas très doué pour cela, mais il se donnait complètement dans ce qu'il faisait. Et cela, c'était la Magie de Bigdo. Ses camarades riaient pleinement. Certains tapaient des mains, gigotaient les jambes, faisaient des bruits de bouche...

Puis Bigdo Dogbi, un instant, vit un mouvement. Il s’arrêtât. Il n'avait pas pour habitude de voir du monde sur son territoire. Faisant un clin d’œil à ses camarades, il se tourna vers l'ombre qui s’avançait dans la lumière.

- Eh toi là-bas, viens ici ! lança-t-il.

Bigdo Dogbi ne s'inquiéta pas du visage tendu de la demoiselle qui s'approcha. Beaucoup de personnes ici avait le regard fuyant, voir la mâchoire et les poings serrés quand ils ne se contentaient pas de fuir en courant.

- Tu vas nous jouer de la mandoline ? se moqua-t-il en apercevant un objet dans son dos.

Qui n'aurait pas rit à une vanne du petit Dogbi ? Le grand Bigdo est l'un des plus grands saltimbanques de Rhodia. Alors oui, tous s'esclaffèrent. A gorges déployées ils rirent avant de reprendre leur activité.

C'est avec plaisir qu'ils virent la demoiselle sortir son instrument et jouer avec eux.

Les rythmes se succédaient. De simples, léger, à virevoltant, ils passèrent quelques heures à se meurtrir les doigts.

Finalement se fut Bigdo Dogbi et ses mains qui s’arrêtèrent en premier, le froid s'insinuant dans ses articulations.

Du haut de son mètre cinquante, il regarda leur nouvelle camarade.

- Tu te débrouille pas trop mal.

Yunlaye esquissa un sourire et, avec un ton amusé, répondit au vieil homme :
-Bah ! Pour un vieux débris, on peut dire que vous ne vous débrouillez pas mal non plus...

Elle lui tendit la main : 
- yunlaye


Son visage était maintenant détendu et laissait apparaître un enthousiasme enfantin. Elle regardait le vieil homme de ses yeux perçants et attendait sa réponse. Elle se demandait bien qui pouvait être ce drôle de bonhomme. Son côté négligé et son regard expressif lui plaisait bien. En tout cas, elle ne se sentait pas gênée en sa présence. Au contraire, elle venait de passer un bon moment et espérait en apprendre un peu plus sur lui.

Un frisson surprit le saltimbanque. Le vent du port, cette nuit, était particulièrement intrusif.

La demoiselle sembla se dérider. C'est d'une voix légère qu'elle lui répondit.

-Bah ! Pour un vieux débris, on peut dire que vous ne vous débrouillez pas mal non plus...

Bigdo redressa la tête. Vieux débris. Elle venait de le comparer à un vieux débris. Haussant un sourcil, il ne savait pas comment le prendre.

De leur côté, ses amis rangeaient leurs affaires, regardant avec intérêt ce qui se déroulaient de ce côté du feu. Non. Le grand Bigdo n'allait pas leur faire ce plaisir. Il ne rétorquerait pas. Il attendrait son premier geste. Il ne tarda d'ailleurs pas à venir.

- Yunlaye se présenta-t-elle en lui tendant la main.

Fixant ses camarades qui souriaient en coin, il posa ensuite son regard sur la main avant de fixer la demoiselle. Une gamine. Ce n'était qu'une gamine ! Et il venait de se faire avoir par une gosse !

Il fourra sa patte dans celle de la demoiselle en grommelant.

- Bigdo. Bigdo Dogbi. Et ne me refait jamais ce coup là d'accord ?

"Enchantée Bigdo."

Yunlaye se demandait qui était ce vieil homme. A son apparence, il n'avait pas vraiment l'air d'un homme de foi ni d'un milicien mais, les apparences étant souvent trompeuses, elle préférait rester vigilante et ne pas en dire trop. Son nom lui disait vaguement quelque chose mais sans vraiment savoir pourquoi.
Peut-être l'avait-elle entendu quelque part auparavant.
Elle lui sourit et commença à s'éloigner. 

"A un d'ces jours peut-être, lança-t-elle. Merci pour le bœuf, c'était vraiment sympa". Elle salua les compagnons de Bigdo Dogbi d'un signe de la main.

Elle avait vraiment apprécié ce moment musical. Il n'y avait pas à dire, ce Bigdo avait le rythme dans la peau mais tisser des liens d'amitié n'était pas dans les habitudes de Yunlaye.

Il commençait à faire frais et elle se sentait un peu fatiguée. La soirée avait été bonne, certes,mais pour l'heure elle n'avait pas encore trouvé de quoi se remplir la panse. Une fois de plus elle allait devoir jeûner. L'idée la faisait grimacer. Encore quelques années de maigre et elle finirait par avoir les genoux aussi cagneux et les os aussi saillants que Bigdo. L'image qui lui vint en tête n'avait rien de ravissant... Elle se surprit à rire de son imagination.

Si Yunlaye avait dans l'idée de s'en aller, le vieil homme ne donnait pas l'impression de la laisser partir ainsi.

Elle ne répondit pas. Du moins, pas comme il l'aurait souhaité. Qu'elle soit enchanté, cela ne l'intéressait guère. Ce que le saltimbanque attendait était un oui franc et massif.

Peine perdue. Il continua de ranger ses affaires, puis regardant autour de lui, constata que ses amis s'étaient éloignés vers les auberges, à l'opposé sur le port.

- A un d'ces jours peut-être. Merci pour le bœuf, c'était vraiment sympa.

Entendu. Elle ne l'écoutait pas, et se moquait éperdument de lui. Il lui jeta un regard acéré et la vie saluer ses camarades. Ils le lui rendirent. Eux aussi aimaient de temps en temps faire une jam session. Leurs sourires se voyaient sur leurs visages, tandis qu'ils avançaient tantôt à reculons, tantôt en sautillant, leur musique toujours dans leurs esprits.

Le plus jeune, Perubin, avait les yeux pétillants. La demoiselle semblait lui plaire. Les faux jumeaux, Stadion et sa sœur Spirée, le taquinaient de part et d'autre de sa silhouette. Le dernier et plus vieux, Veliris, se contentait de sourire en regardant où il marchait, sortant de temps en temps une réplique judicieuses aux remarques des deux jumeaux.

Bigdo Dogbi regarda la gamine et vit le vide dans ses yeux verts. Son sourire de surface ne pouvait cacher au saltimbanque la teinte des pensées de la jeune androgyne.

Le petit homme ferma les yeux et soupira.

- Viens donc manger avec nous, tu ne sera pas notre repas.

Il ne pouvait la laisser seule, dans ce vent froid, même si elle avait probablement un refuge. Parce que, simplement, Perubin semblait tant s'amuser.

Yunlaye était retournée à ses pensées et un léger courant d'air lui sifflota à l'oreille si bien qu'elle n'entendit pas l'invitation de Bigdo Dogbi. Elle s'éloigna peu à peu en direction de la place du marché...